Lorsque les fondations sont ébranlées, c’est la maison tout entière qui est menacée ! L’Afrique, notre maison commune est aujourd’hui doublement dans la tourmente : menacée à la fois dans son unité et dans la construction de la démocratie. Il n’existe pourtant pas d’alternative à l’unité et pas davantage à la démocratie. Ce sont les deux ressorts et les deux pieds d’une démarche authentiquement panafricaine.
L’unité de l’Afrique constitue l’un des objectifs majeurs de l’Union Africaine, dont nos cinq organisations régionales doivent constituer les piliers. Chacun d’entre nous sait intuitivement que l’avenir appartient aux grands ensembles, aux constructions transnationales qui tirent leur puissance de leur alliance. Ce n’est pas un hasard si en Europe des pays comme l’Allemagne et la France, après s’être durement affrontés, ont accepté de partager ces éléments essentiels de souveraineté que sont par exemple la monnaie, la politique économique, les règles en matière d’immigration et bientôt, la construction d’une défense commune.
Aujourd’hui et demain, les 54 pays d’Afrique doivent être ensemble, toujours davantage ensemble, pour mieux défendre nos intérêts communs dans les instances internationales, pour accélérer le développement économique du continent et pour faire de l’Afrique un acteur entendu et écouté sur la scène mondiale. L’Afrique ne souffre pas de trop d’unité mais de son manque d’unité.
La démarche sécessionniste des trois pays de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) s’inscrit à revers de la marche de l’histoire. L’avenir de l’Afrique n’est pas dans la fragmentation, dans la balkanisation. L’impact négatif d’une telle dislocation serait majeur, pour eux bien sûr, pays enclavés et en butte à l’insécurité, pour leurs populations souvent mêlées aux nôtres, mais en réalité pour nous tous. Pour cette raison, nous ne saurions nous résoudre à ce départ.
La décision de retrait de la CEDEAO n’est donc pas un acte anodin. Elle marque une rupture dangereuse. Notre premier réflexe est naturellement de nous interroger sur la légitimité de « pouvoirs d’exception » à poser un acte qui engage leurs pays sur le long terme. Une transition est par définition circonscrite dans une durée limitée et devrait s’interdire des options si radicales. Les constitutions nationales imposent d’ailleurs de consulter le peuple avant tout entrée dans une institution internationale. Ce qui est valable pour entrer s’impose évidemment pour sortir. De la même manière, il est légitime de rappeler que si nous avons collectivement prévu une durée d’un an pour finaliser la sortie de notre organisation, c’est bien pour régler en amont tous les problèmes que posent une telle rupture. En Europe, les termes du brexit ont occasionné 1000 jours de négociations entre l’Union européenne et les autorités britanniques. Le diable est toujours dans les détails. L’on pourrait rappeler au demeurant qu’une très large majorité des Britanniques regrettent aujourd’hui ce choix d’hier.
Consolider et démocratiser la CEDEAO
Ces points posés, la décision de ces trois pays frères nous incite à une forme d’introspection. Trois sujets me semblent devoir être particulièrement questionnés : les Etats de l’AES reprochent à la CEDEAO l’absence de soutien dans la lutte contre le terrorisme ; ils considèrent que l’organisation est inféodée à des puissances étrangères ; ils mettent enfin en cause la légitimité des sanctions, au motif qu’elles sont excessives et abusives d’une part, et qu’elles sont imposées par des dirigeants qui ne jouissent pas d’une légitimité irréprochable dans leurs pays respectifs d’autre part.
Ces questions nous interpellent dans nos certitudes et dans nos habitudes. Elles nous obligent à revoir collectivement les missions, les actions et le fonctionnement de notre organisation commune.
Les sanctions sont la réponse immédiate et évidente à la rupture de l’état de l’ordre constitutionnel que constitue un coup d’Etat militaire. Elles sont prévues par le protocole additionnel de 2001 sur la démocratie et la bonne gouvernance, qui énonce dans son article 1 que « toute accession au pouvoir doit se faire à travers des élections honnêtes, libres et transparentes » et qui interdit « tout changement anticonstitutionnel, de même que tout mode non démocratique d’accession ou de maintien au pouvoir ». Les sanctions doivent revêtir un caractère graduel et proportionnel. Suspension, sanctions économiques, politiques, le cas échéant intervention militaire comme en 1998 avec l’ECOMOG en Sierra Leone, la panoplie est importante et a été acceptée par tous les Etats signataires.
Force est pourtant de constater que l’application des sanctions lors des derniers coups d’Etat n’a pas obéi à une logique immédiatement intelligible. Les sanctions imposées par la CEDEAO au Niger ont été particulièrement sévères, brutales, au-delà même de celles prévues le traité, touchant de plein fouet la population et contribuant à radicaliser la position des putschistes vis-à-vis de l’organisation. Le bras de fer était compréhensible au regard du caractère très atypique de ce coup d’Etat et de la séquestration du président légitime du pays, notre camarade et frère Mohamed Bazoum. Mais en s’enfermant dans une rhétorique guerrière mal expliquée avant de se livrer à une ridicule reculade, la CEDEAO a perdu sur tous les tableaux : celui des opinions publiques, celui de la restauration de l’état de droit.
Faut-il pour autant, comme le suggère le président du Bénin, revenir à une logique strictement économique dans les attributions de l’organisation, en lui retirant toute ambition en matière d’affermissement de la démocratie et de l’état de droit ? Cette position minimaliste représenterait à nos yeux un grave recul. La démocratie constitue aujourd’hui dans le monde le modèle vers lequel chaque nation doit tendre. Aucun argument ne peut justifier qu’on abandonne cet objectif. Ce n’est pas l’engagement de la CEDEAO en faveur de la démocratie et contre les putschs qui pose problème, mais plutôt les difficultés, voire même le refus de certains régimes à respecter ces principes. La pratique de la CEDEAO qui consiste à des accommodements avec des présidents « mal élus » ou autoritaires donne des arguments aux putschistes. Par cette attitude, la CEDEAO porte aussi une part de responsabilité dans la désaffection trop fréquente de nos opinions publiques envers la démocratie. En se montrant accommodante avec des présidents qui prennent des libertés avec leurs institutions, elle accrédite l’idée d’un « syndicat de chefs d’Etat » au sein duquel chacun couvre les turpitudes du voisin. Troisième mandat ici, tiédeur là envers la révocation d’un décret de convocation du corps électoral pour une élection présidentielle, les présidents ferment chastement les yeux et les opinions publiques dénoncent un deux poids deux mesures, une défense de la démocratie à géométrie variable. Mais tout cela ne peut justifier l’application d’un double standard en matière de démocratie au sein de la CEDEAO. Notre ambition doit être d’en finir avec ces petits arrangements entre amis, d’affirmer qu’il n’existe pas de solution en dehors de régimes véritablement démocratiques et au service de leurs peuples.
La critique à propos de la faible assistance de la CEDEAO dans la lutte contre les groupes djihadistes est fondée. La CEDEAO n’a pas fait suffisamment. Ses interventions sont largement en deçà de la gravité de la situation sécuritaire dans la région. Il importe qu’elle adapte sa vision stratégique, pour faire de la sécurité collective des Etats membres une urgence. Il faut qu’elle se donne les moyens de redynamiser l’ECOMOG (Force d’attente de la CEDEAO), de mutualiser les différentes initiatives régionales en matière de lutte antiterroriste, afin de créer une véritable force opérationnelle au service de la sécurité des peuples ouest-africains. Les pays du Sahel ont pu se sentir abandonnés et exposés à l’assistance étrangère avec toutes ses contraintes et d’éventuelles divergences entre forces internationales et autorités locales sur la vision stratégique de l’action à mener. Mais comment la communauté internationale peut-elle mobiliser des moyens humains, matériels et financiers, et participer à la lutte contre le terrorisme dans le Sahel sans être partie prenante à la stratégie d’intervention ? La question se poserait de la même manière, même s’il s’agissait de troupes africaines.
Enfin, les problèmes de démocratie et de sécurité internationale étant des questions d’ordre mondial qui interpellent en tout premier lieu l’Organisation des Nations Unies, aucun Etat membre de cette organisation ne peut s’offusquer que d’autres Etats expriment des positions et formulent des recommandations, voire des injonctions, chaque fois que ces questions sont en cause dans un Etat membre de l’ONU. Partager la même posture sur ces sujets n’est pas un signe d’inféodation.
A Abuja, lors du dernier sommet extraordinaire, la CEDEAO, notre maison commune est apparue chanceler sur ses fondations. Nous devons accepter l’idée que si nous en sommes arrivés à cette fâcheuse extrémité, c’est que notre modèle a montré des failles, que notre organisation a donné prise à sa propre déconstruction. La démarche sécessionniste constitue une mauvaise réponse à des questions que nous ne pouvons pas rejeter d’un revers de main.
Nous devons nous atteler à consolider et à démocratiser la CEDEAO, pour le bienfait de nos peuples et l’affermissement de nos principes, pour l’édification du panafricanisme, pas un panafricanisme de rejet et de recroquevillement, pas un panafricanisme de haine mais un panafricanisme authentiquement conforme à nos valeurs ancestrales d’ouverture à l’autre et de dépassement des conflits par le dialogue. La tâche est immense et exaltante à la fois. Nous avons l’obligation de relever le défi. Ensemble !
Pascal Affi N’Guessan
Président du Front Populaire Ivoirien