Le fabuleux destin de Bassirou Diomaye Faye ! Passé en dix jours de la prison de Cap Manuel au palais présidentiel, le jeune président du Sénégal a désormais pour mission d’incarner le changement et de donner un contenu à la rupture. De sa victoire magistrale, il est possible de dégager 3 grandes leçons et 3 questions pour l’avenir.
Et à la fin, c’est la démocratie qui gagne ! Ne jamais douter du Sénégal s’impose comme une loi d’airain de la politique en Afrique. Dans les moments d’incertitude, dans les instants de trouble, il importe de se souvenir de la puissance de l’enracinement démocratique du pays de la Teranga, de la force de l’attachement de chaque citoyen à son modèle, de la capacité de tout un peuple à se lever lorsque l’essentiel est en jeu. Une fois encore, la fierté et la culture démocratiques ont eu raison du flottement et du doute.
La démocratie vacille pour mieux se renforcer : c’est bien la première leçon de la séquence politique ouverte le 3 février par la décision de Macky Sall d’annuler son décret de convocation du corps électoral le 25 février, séquence refermée le 24 mars par la victoire du candidat du PASTEF.
On pourrait s’interroger à l’infini sur la curieuse tocade qui a saisi dans la dernière ligne droite de son mandat Macky Sall, président sortant au bilan par ailleurs respectable. Pourquoi prendre tant de risques pour éliminer l’hypothèse de voir Bassirou Diomaye Faye lui succéder, au mépris de la Constitution, avec la menace de plonger le Sénégal dans le chaos, alors même que le contexte régional incite à la sagesse ? On pourrait plus largement analyser les raisons des grandes manœuvres judiciaires qui durant trois années l’ont conduit à tout tenter pour mettre hors de possibilité de compétir Ousmane Sonko, contribuant ainsi méthodiquement à construire l’image d’un martyr et à finalement torpiller son propre candidat, le malheureux Amadou Ba, victime collatérale de ces grandes manœuvres.
Il faudra in fine retenir la force des institutions sénégalaises, une armée républicaine qui s’est soigneusement tenue à l’écart de questions qui ne la concernaient pas, un Conseil constitutionnel qui a sifflé la fin de la récréation, une société civile facilitatrice d’une reprise de dialogue, à travers des hommes de bonne volonté, avec aussi les confréries mourides et l’Eglise catholique. Les nouvelles autorités affichent la volonté d’aller au-delà de ce constat. Le Sénégal s’en sort avec brio mais des questions institutionnelles se posent, celles du statut de l’opposition, de l’hyperpuissance et hyper présidentialisation du pouvoir, de la capacité d’instrumentalisation de la justice. Des réformes structurelles seront engagées afin que la démocratie sénégalaise soit plus apaisée. Cela la rendra encore plus solide.
Le boycott n’est jamais une bonne solution. Cette deuxième leçon s’adresse à l’ensemble des opposants du continent, parfois tentés de passer leur tour lorsque des pouvoirs s’acharnent contre eux et instrumentalisent la justice à leur encontre.
Face à l’adversité d’une condamnation qui le rendait inéligible, l’opposant Ousmane Sonko était en réalité confronté à un double piège. Le premier tenait à la décision initiale pour son parti, le PASTEF, de participer ou non à l’élection présidentielle. Le choix de céder la place à son bras droit est apparue la marque d’un incontestable leadership. Le président du parti a su privilégier le projet sur la personne. Il est une personnalité à cet égard rare dans la vie politique africaine. Cette décision a notamment été très commentée dans l’autre grand pays d’Afrique de l’Ouest, la Côte d’Ivoire. Confronté lui aussi à la question de son inéligibilité, Laurent Gbagbo, semble déterminé à faire un choix inverse, dans la logique du curieux slogan qui guide ses partisans : GOR – Gbagbo Ou Rien.
L’autre piège tenait à la démarche de réconciliation nationale lancée en février dernier par Macky Sall. L’objectif inavoué était de redémarrer le processus électoral à la base en ouvrant la liste des prétendants à de nouveaux candidats. Accepter ce schéma aurait permis à Ousmane Sonko de revenir personnellement dans le jeu. Mais c’eût été au prix d’une manipulation constitutionnelle contraire à ses principes. La rupture que veut incarner le PASTEF passe aussi par ce symbole fort de respect des règles du jeu.
La rupture, au nom d’un panafricanisme revendiqué, peut et doit s’exprimer dans les urnes, en aucun cas par les armes. C’est la troisième leçon de l’élection de Bassirou Diomaye Faye, à destination des afficionados des putschistes de la sous-région.
Pour renverser la table, point n’est besoin de procéder à un coup d’Etat. A l’heure où quatre pays d’Afrique de l’Ouest ont basculé dans des dictatures kaki, le Sénégal apporte une réponse salutaire à tous les manipulateurs et autres activistes qui rêvaient de voir cette grande démocratie se lancer dans cette aventure. Le Sénégal offre une vraie belle leçon à tous ceux qui présentent la démocratie comme un produit d’importation inadapté à l’Afrique. Se proclamer panafricaniste n’implique pas le rejet de la démocratie mais à l’inverse son appropriation.
La victoire très large du cinquième président du Sénégal, plus de 54 % des suffrages au premier tour, est la marque d’un puissant désir de changement. Il s’agit d’un vote antisystème, d’une forme de référendum contre le régime sortant, pour un développement plus inclusif, une exigence de justice sociale et de lutte contre la corruption, pour une souveraineté réaffirmée. Aux jeunesses africaines avides de changement, le Sénégal rappelle ainsi que seule l’onction populaire donne la légitimité pour mener à bien un projet d’authentique rupture.
Ce projet, il faudra désormais le mener à terme, avec la tranquille assurance que donne le soutien du peuple, avec aussi le poids des attentes. Se posera bien évidemment une première question, celle de la relation entre le président Bassirou Diomaye Faye et son mentor Ousmane Sonko.
Le sujet n’est pas anodin car le fauteuil présidentiel n’est pas un banc. L’ancien « plan B », désormais sacré président, a vocation à occuper la plénitude de sa fonction. Jamais élu, il est inexpérimenté même s’il n’est pas novice en politique, pour avoir été l’artisan du projet du PASTEF. Il sait devoir son poste à un triple facteur : l’empêchement judiciaire d’Ousmane Sonko, le sens politique hors normes du leader charismatique du PASTEF et sa rare abnégation personnelle. Les dix jours de campagne ont été menés dans une étroite symbiose et confiance. Reste que Ousmane Sonko aurait dû, selon toute logique, être le chef de l’Etat élu. La pratique du pouvoir rebat forcément les cartes et impose à chacun de trouver son rôle. L’attribution de la présidence de l’Assemblée nationale à Ousmane Sonko reste une hypothèse encore à confirmer.
L’enjeu sera de maintenir sur le long terme la confiance, de trouver pour Ousmane Sonko un positionnement à la mesure de son leadership, sans instaurer une dualité du pouvoir porteuse de tensions et génératrice d’ambiguïté. Sur le papier, au regard des circonstances et des principes portés par les deux hommes, cela n’a rien d’impossible. Mais cette entente reste à confirmer dans la durée.
Passer de la radicalité de l’opposition au réalisme de l’exercice du pouvoir est toujours un défi qui engendre la question du contenu de la rupture. Cette exigence sera une question majeure pour les nouveaux dirigeants.
Sur le papier, la tâche est immense. Réconciliation nationale, refondation des institutions, allègement du coût de la vie, fin de l’hyper présidentialisation que le nouveau président rend responsable de l’instrumentalisation de la justice. Chantre d’un « panafricanisme de gauche », Bassirou Diomaye Faye insiste sur une réappropriation des richesses énergétiques avec une renégociation des contrats miniers gaziers et pétroliers conclus avec des compagnies étrangères. Il entend aussi réévaluer les accords de pêche avec les acteurs étrangers alors que les ressources halieutiques s’amenuisent.
Plus complexe sera la réforme monétaire, voire la création d’une monnaie nationale à la place du franc CFA. Confronté au principe des réalités, le nouveau pouvoir n’entend pas inquiéter les bailleurs internationaux. La récente mise au point du nouveau président dans le quotidien Le Monde a ainsi permis de rappeler que le Sénégal souhaitait réaliser cet objectif dans le cadre de la CEDEAO avec l’Eco, le projet de monnaie ouest africaine, toujours sur les fonts baptismaux. Le changement au Sénégal pourrait paradoxalement booster ce projet. Le Sénégal entend peser de tout son poids pour réorienter le fonctionnement de la CEDEAO. S’il y parvenait, ce serait positif pour une organisation contestée par les peuples, qui voient trop souvent dans l’organisation régionale « un syndicat de chefs d’Etat » trop éloigné de leurs préoccupations.
Le souverainisme est au cœur du projet du PASTEF. Une nouvelle phase des relations avec la France depuis l’indépendance va s’ouvrir. Peut-elle constituer l’opportunité de construire une relation nouvelle ? La réponse à cette troisième question sera déterminante, au-delà même du Sénégal.
La France souffre d’un incontestable déficit d’image en Afrique de l’Ouest. Celui-ci est instrumentalisé au Sahel mais Paris porte naturellement une part de responsabilité dans une forme de désamour auprès des jeunes générations. L’année 2023 a été douloureuse, rythmé par une rupture violente avec le Niger. Le Sénégal nouveau, dont la France est le premier partenaire commercial, entend rééquilibrer ses partenariats internationaux et renouveler sa relation avec l’ancienne puissance coloniale. Cette volonté offre paradoxalement à la France l’occasion de s’inscrire dans une nouvelle dynamique et une phase de reconquête, au-delà même du seul Sénégal.
Emmanuel Macron était un proche de Macky Sall, désigné en novembre dernier « envoyé spécial du Pacte de Paris pour les peuples et la planète ». Le président français ne s’est pourtant pas trompé d’enjeu et a rapidement félicité son nouvel homologue, en français et en wolof, « se réjouissant de travailler avec lui ». De son côté, Bassirou Diomaye Faye a tenu dans sa première déclaration à rappeler que « le Sénégal restera le pays ami, l’allié sûr et fiable de tout partenaire qui s’engagera avec nous dans une coopération vertueuse, respectueuse et mutuellement bénéfique ». A travers ses mots, on peut voir au choix une mise en garde ou une main tendue. L’idéal serait de savoir en faire la feuille de route partagée d’une relation véritablement apaisée. Ensemble !
Geneviève Goëtzinger
Présidente de l’agence imaGGe
Ancienne directrice générale de RFI
Membre de l’Académie des Sciences d’Outremer