Le FCFA est dans le collimateur des néo-panafricanistes qui y voient une atteinte à la souveraineté. Ses partisans notent à l’inverse la stabilité monétaire des États concernés dans un environnement très perturbé. Entre fantasme et réalité, l’approche doit être plus technique qu’idéologique.
« Si j’avais une heure pour résoudre un problème, je passerais cinquante-cinq minutes à définir le problème et seulement cinq minutes à trouver la solution » : la maxime est signée Albert Einstein. Toute la discussion autour de la monnaie des États africains de la zone franc peut être analysée à l’aune de l’inobservation de ce sage conseil du physicien allemand. La question du FCFA, de la politique monétaire sont des sujets techniques par excellence, dont la gestion peut impacter fondamentalement une économie. Elle est devenue un thème de meetings enflammés au nom d’un panafricanisme indéfini. Les stigmatisations s’enchainent : le FCFA serait une monnaie « nazie », gérée par des serfs volontaires et bienheureux, qui « taxe » les exportations et « subventionne » les importations.
Face à ces accusations du FCFA dénoncé comme le vecteur de la pauvreté en Afrique, les gestionnaires des politiques monétaires se réfugient au mieux dans le silence, au pire dans la condescendance des bien-pensants. Circulez, il n’y a rien à voir. Personne n’aborde la question du FCFA pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un instrument stratégique pour le pilotage de la politique économique des États qui l’utilisent. C’est pourquoi avec Einstein, nous disons qu’il faut définir les contours du problème, afin de trouver des solutions et de ramener la sérénité autour du sujet.
DES ACCORDS MONÉTAIRES AU CŒUR DE TOUTES LES CRITIQUES
Une première critique porte sur la domiciliation d’une partie des réserves de change des pays africains signataires de ces accords monétaires, sur les comptes du Trésor public français. C’est une lourde charge qui reçoit un écho retentissant. Pour les critiques de cette disposition, il s’agit d’une manière de subventionner la France au détriment de l’Afrique.
Certains arguent que ces ressources sont utilisées en partie par le gouvernement français pour financer l’aide publique au développement en Afrique. Les ressources de l’Afrique détournées, par la France avec la complicité des dirigeants africains, permettraient à ce pays de financer sa diplomatie économique africaine. Pour d’autres, domicilier des actifs sur le compte d’une entité publique d’un pays tiers s’apparente à un abandon de souveraineté.
Les réserves de change sont en réalité des ressources acquises par une banque centrale en contrepartie de l’émission de l’équivalent en monnaie locale. Un exportateur ivoirien qui reçoit des revenus en Euro les échange entièrement contre l’équivalent en FCFA qui lui sont remis par la BCEAO. Les revenus des exportations sont donc injectés dans l’économie locale. La BCEAO à son tour place, contre rémunération, les Euros acquis, soit en compte, soit achète des titres de dettes ou encore de l’or et autres actifs relativement liquides et sûrs. La BCEAO fait ces opérations dans l’attente d’utiliser les Euros reçus, pour fluidifier les opérations des importateurs qui eux achètent en Euro à l’étranger.
Cette mécanique démontre que les réserves de change des pays africains ne sont pas stockées au Trésor public français. Elles sont juste placées au profit de celui qui les place et de celui qui les reçoit, comme dans toute opération courante entre un épargnant et une institution financière. La Banque centrale africaine garde accès à ces ressources à tout moment et les utilise selon ses besoins.
Recevoir des réserves de change captives de la part des pays africains constitue certes un avantage pour la France, mais en contrepartie elle se porte garante pour fournir des réserves de change aux pays africains en cas de manque. L’histoire monétaire de ces soixante dernières années a montré que cette garantie a peu joué. En conséquence, cette disposition a été supprimée depuis la réforme du FCFA de décembre 2019. Aujourd’hui il n’y a plus de placements prioritaires de réserves de change auprès du Trésor public français.
L’IMPRESSION DES BILLETS ET LA QUESTION DE LA SOUVERAINETÉ MONÉTAIRE
L’impression des billets de FCFA à l’imprimerie de la Banque de France à Chamalières est également pointée du doigt par les pourfendeurs de cette monnaie, de manière surfaite. L’impression de la monnaie n’emporte en effet aucune souveraineté monétaire. La manufacture des billets et pièces n’est pas une opération stratégique en ce sens qu’elle n’impacte pas la masse monétaire. Elle en change uniquement la composition. Une économie pourrait parfaitement fonctionner sans billets ou pièces si tout le monde acceptait la monnaie scripturale comme mode de liquidation des opérations.
Par conséquent, on peut transférer l’activité d’impression de signes monétaires à une tierce partie qui dispose de la technologie la plus appropriée pour fabriquer les billets et pièces de manière très sécurisée de sorte à ce qu’il n’y ait pas de faux billets et pièces qui viendraient affecter frauduleusement le volume de la masse monétaire. À cause de cette volonté de bien sécuriser la masse monétaire des faussaires, la production des billets et pièces coûte extrêmement cher. C’est pourquoi, l’industrie de la fabrication des billets et pièces s’est rétrécie autour d’une poignée d’entreprises car c’est seulement avec la volumétrie que l’affaire peut être rentable. Le leader de cette industrie est le britannique De La Rue qui s’adjuge une part de marché de 30 % et imprime les billets et pièces pour au moins 140 pays. Tout pays peut évidemment choisir de disposer de sa propre imprimerie s’il accepte d’entretenir une entreprise qui travaillera structurellement à perte.
MONNAIE ET DÉVELOPPEMENT
Pour les tenants de cette thèse, la fixité du taux de change vis-à-vis de l’Euro fait de facto du FCFA une monnaie forte, inflexible et donc inopérante pour soutenir la politique de développement des exportations. Par ailleurs, les conditionnalités du maintien de cette fixité, notamment le ratio réserves de change sur masse monétaire fixé à 20 % minimum, poseraient une contrainte sur la distribution du crédit. Tout ceci concourrait donc à « bloquer » le développement économique des pays africains qui utilisent le FCFA. Il est vrai qu’un taux de change plus faible rend les exportations d’un pays plus compétitives et les importations plus onéreuses. Toutes choses qui devraient se solder par une balance commerciale positive. Cependant il convient d’adapter ces principes au profil des pays et de leur niveau d’impact sur les opérations internationales et aussi de l’importance stratégique des produits exportés ou importés. Un pays structurellement plus exportateur qu’importateur bénéficierait à coup sûr d’une tendance baissière de taux de change.
Malheureusement, la plupart des pays africains de la zone franc sont des importateurs nets. Plus grave, ils importent principalement des biens stratégiques nécessaires à l’équilibre de leurs pays, notamment les aliments, les hydrocarbures, les machines-outils. Un taux de change plus faible entrainerait de facto la hausse des prix de ces biens et mettrait en péril la structure fragile de ces pays. À titre d’exemples, le Ghana et le Nigeria qui souffrent de niveaux d’inflation exorbitants, autour de 30 %, dus principalement à la chute vertigineuse des taux de change de leurs monnaies relativement aux monnaies de leurs principaux partenaires économiques.
La Chine, qui aujourd’hui exporte le plus vers le reste du monde, a longtemps développé ses capacités de production dans un environnement de taux de change fixe vis-à-vis du dollar. Il y a certainement beaucoup à apprendre de ce pays. En vue de maintenir le taux de change fixe à un niveau donné et d’éviter des dévaluations, plusieurs règles sont établies, dont le niveau du ratio taux de réserves de change sur la masse monétaire qui est fixé à 20 % minimum. À ce taux, l’on estime que le pays dispose de devises suffisantes pour faire face à ses obligations internationales (importations, dettes et transferts divers et variés, etc.). C’est un ratio qui est particulièrement surveillé par les gestionnaires de la politique monétaire. Toutefois, il s’est avéré que dans les pays qui utilisent le FCFA, ce ratio taux ait fluctué très haut au-dessus des 20 %, autour de 60 % à 70 %, sans que cela n’incite ces gestionnaires à moduler à la hausse la masse monétaire.
En ces circonstances, une telle action aurait contribué à augmenter le taux de crédit à l’économie. L’inaction devant ces opportunités de croissance de la masse monétaire a conduit certains auteurs à parler de « servitude volontaire ». En réalité, la responsabilité incombe davantage au manque de perspicacité des gestionnaires qu’aux accords monétaires. Il suffit parfois de changer les hommes pour retrouver un certain dynamisme.
LA RÉFORME DE 2019 : UNE ÉVOLUTION MAJEURE
La réforme du FCFA en date du 21 décembre 2019 a permis de corriger un certain nombre d’imperfections rendues évidentes par soixante années de pratique des accords monétaires entre la France et les pays de l’UMOA. Les dispositions relatives à la centralisation des réserves de change dans les comptes du Trésor public français ont été supprimées. Le nom même de la monnaie qui est passé par plusieurs mutations, entre autres le Franc des Colonies Françaises d’Afrique (FCFA) et le Franc de la Communauté Financière Africaine (FCFA) va à nouveau changer. Au lieu de FCFA qui renvoie à la colonisation, les chefs d’État de l’UMOA et de France adoptent le nom ECO, en prévision de la création de la monnaie unique des pays de la CEDEAO (Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest) qui portera ce même nom. La France maintient sa garantie de liquidité, c’est-à-dire sa disponibilité à avancer de la trésorerie aux pays de l’UMOA si nécessaire.
En contrepartie de cette garantie de liquidité et en l’absence désormais de la centralisation des réserves de change, certains aménagements institutionnels ont été prévus :
· la nomination d’une personnalité indépendante et compétente au sein des organes de gestion de la Banque centrale (BCEAO) avec l’accord explicite du garant (France) ;
· l’obligation faite à la BCEAO de transmettre régulièrement des informations au garant (France) en vue de suivre l’évolution du risque ;
· des réunions de concertation en vue de prévenir ou gérer des crises.
L’INCONNUE DE L’ALLIANCES DES ÉTATS DU SAHEL (AES)
Depuis la proclamation du pacte de défense mutuelle le 16 septembre 2023 entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso, l’Alliance des États du Sahel qui regroupe ces trois pays s’achemine vers une rupture avec les autres États membres de l’UMOA. Le 28 janvier 2024, l’AES annonce publiquement son retrait « sans délai » de la CEDEAO qui regroupe les États membres de l’UMOA et l’ensemble des autres pays de l’Afrique de l’Ouest. Depuis cette annonce et aux regards des discordes diverses entre ces pays, le reste de l’UMOA et de la CEDEAO d’une part et de la France d’autre part, les spéculations vont bon train quant à la volonté pour l’AES de se doter d’un régime monétaire différent de celui du FCFA.
POUR CONCLURE AVEC EINSTEIN… QUELQUES PISTES D’ÉVOLUTION
En conclusion, et suivant le principe proposé par Einstein, nous avons d’abord identifié le problème. Les accords monétaires qui régissent le FCFA reflètent les caractéristiques d’un régime de change fixe. Le FCFA est arrimé à l’Euro qui est la monnaie de ses principaux partenaires économiques. Ce type de régime permet une certaine stabilité des prix et une sécurité des transactions pour les investisseurs, toutes choses qui permettent une planification adéquate des politiques économiques idoines pour assurer le développement d’un pays. La Chine a conclu de tels accords avec les USA pour devenir le hub industriel mondial.
Aujourd’hui, l’Arabie Saoudite, premier producteur de pétrole, opère sous le régime de change fixe avec le dollar. Le mécanisme a des avantages et des inconvénients qu’il convient de cerner et endiguer. Il faut donc éviter de jeter le bébé avec l’eau du bain. La question du choix d’un régime de change par rapport à un autre n’est donc pas un choix idéologique ou de fierté nationale comme certains veulent le faire croire, mais simplement d’analyse stratégique tenant compte des avantages et des inconvénients et du profil actuel du pays. Les dispositions anachroniques des accords monétaires entre la France et les pays utilisant le FCFA ont été identifiées et des corrections apportées lors de la réforme de décembre 2019. Il faut aller plus loin, mettre fin à la présence d’un administrateur nommé en lien avec la France et au reporting régulier des autorités monétaires de l’UMOA envers leurs homologues français. Il est, en effet, nécessaire de trouver un cadre collaboratif entre les institutions des deux parties sans trainer cette espèce de sentiment de contrôle des uns par les autres et qui fait le lit des populismes anti FCFA et qui brouille tout discours cohérent sur le sujet.
Au lieu d’une clause de garantie qui déclenche nécessairement cette volonté d garant de contrôler le partenaire, le risque de manque de trésorerie peut se gérer par des opérations techniques entre banques centrales. L’une de ces possibilités est la mise en place de lignes de financement en devises entre la Banque centrale européenne (BCE) et la BCEAO. C’est une opération technique qui est exécutée dans l’intérêt bien compris des opérateurs économiques des entités en relation et qui consiste à mettre à la disposition de la partie en proie à des difficultés de trésorerie, les ressources en devises nécessaires pour solder les opérations internationales dans un délai bien défini. Lorsque le délai s’écoule, la partie qui a bénéficié de l’avance de trésorerie rembourse sans frais et sans variation de taux de change. De telles opérations entre institutions financières indépendantes consacreraient l’option de relation adulte justifiée par l’expérience acquise par la BCEAO et l’importance des flux d’affaires entre l’Europe et l’UMOA.
Pour ce qui concerne enfin l’AES, la rupture n’est pas une solution viable. L’on constate un regain des activités diplomatiques au niveau régional pour éviter la césure et le saut dans l’inconnu. L’intégration africaine est le plus périlleux des challenges mais aussi le plus à même d’accélérer le développement économique africain. Le commerce intra-CEDEAO est seulement de 15 %. Un chiffre qui rappelle que loin de l’idéologie, la raison dicte sa loi : l’heure n’est pas à l’émiettement.
Guillaume LIBY
Banquier et économiste ivoirien